Pignouf, le Spirou Québécois.

En octobre 2016, je faisais de la rénovation dans un vieil appartement récemment libéré. J’ai eu à remplacer une section du mur qui était irrémédiablement imbibée d’huile à friture.  Je découpe et retire la plaque de plâtre pour la remplacer par une neuve.  Vous ne devinerez jamais ce que j’y ai trouvé, dissimulé dans le mur, sous une épaisse couche de poussière, mais néanmoins en très bon état. 

Eh oui!  Un Trombone Illustré, ce légendaire supplément gratuit dirigé par André Franquin et Yvan Delporte, broché au centre du magazine Spirou pendant trente semaines, du 17 mars au 20 octobre 1977.  Je ne sais pas qui l’a dissimulé là et pourquoi, mais c’est vraiment une fantastique trouvaille.

Sérieux, c’est introuvable.  Il y a vingt ans, je parcourais les boutiques de livres usagés, feuilletant leurs piles de vieux Spirou, à la recherche de ceux de 1977.  Rien à faire! Même lorsque j’en trouvais de la période Trombone, ceux-ci avaient été enlevés.  Je suppose que les collectionneurs avaient tout raflés. Et puisqu’ils n’étaient pas inclus dans les albums recueils trimestriels, je n’en avais encore jamais vu un de ma vie.

Il faut dire qu’au moment de cette trouvaille, j’ignorais encore qu’après avoir été débrochés des Spirous invendus destinés aux recueils trimestriels, ils avaient été recyclés en recueils du Trombone Illustré. J’aime mieux ça, je croyais que ça avait été jeté.

Parcourir ces vieux Spirou m’a cependant permis de faire une amusante découverte: Un autre supplément, en deux partie, d’une publication qui a succédé au Trombone:  Une parodie de Spirou nommée Pignouf.  Elle fut publiée dans Spirou 2053 et 2054, et présentée sur une demie-page dans cet article:

En voici le texte en format lisible:


Spirou étant distribué dans presque tous les pays francophones, j’ai compris que j’avais en main une copie de ce qui fut probablement le fanzine québécois le plus distribué à travers la planète.  Ayant réussi sur Facebook à retracer Simon Labelle dit Silab, il m’a gentiment donné un petit historique de la chose:

« Pignouf, c’était strictement pour le fun. On lisait Spirou, Charles et moi, et on aimait bien les séries, sauf qu’on était de plus en plus critiques, de plus en plus difficiles, on trouvait que ça sombrait un peu dans la formule, dans la facilité (en fait, c’était probablement juste nous qui devenions plus vieux!).

Et puis, une bonne fois, on s’est dit que ce serait cool d’en faire une parodie. Juste comme ça. On s’est séparé le travail — le dessin, les scénarios, les décors, la mise en page, l’encrage, tout mélangé, on n’arrive même plus à départager qui a fait quoi. Et puis on l’a envoyé… au Courrier des lecteurs. Pas en tant que soumission de manuscrit. En tant qu’opinion de lecteurs. »

Et en effet, dans la présentation reproduite ci-haut, ils parlent de cet envoi postal.  Mais pourquoi est-ce qu’un truc reçu en avril n’y a été publié qu’en fin du mois d’août?

« Le rédacteur en chef de l’époque, Thierry Martens, nous a écrit que notre envoi l’avait amusé, mais que, malheureusement, il n’y aurait pas de possibilité de publication. Point. Ça nous a bien déçus, pas tellement parce que Pignouf ne serait pas publié (on n’y croyait pas), mais parce qu’il était clair que la rédaction n’avait rien compris à notre démarche. Pour nous, Pignouf n’était pas un manuscrit, c’était un commentaire de lecteurs adressé aux auteurs. Sauf que ça venait de s’arrêter là, les auteurs ne le verraient jamais. 

On l’a alors publié en fanzine photocopié, deux cents exemplaires vendus un dollar la copie, histoire de rentabiliser un peu le travail. On l’a distribué dans notre entourage. »

J’ouvre ici une parenthèse personnelle: De 1994 à 1998, j’ai publié six numéros de mon propre fanzine de BD, intitulé Requin Roll, dont j’ai repris le titre et le logo pour mon autre blog, consacré à mes propres BD.  À l’époque, en 1995-96, il y a eu un magazine de BD québécoise dont la qualité rivalisait avec celle de Spirou, et dont le nom aussi l’évoquait quelque peu. 

Connaissant l’existence de la première publication québécoise de BD nommé Pignouf, celle de Labelle et Montpetit, j’ai écrit un article à ce sujet dans Requin Roll n° 5, paru en 1997.  Le bédéiste Jacques Boivin, amusé par la chose, l’a montrée à un de ses amis, Charles Montpetit.  Ce même Charles Montpetit qui fut co-auteur du premier Pignouf.  Ce dernier m’a donc contacté par courriel, et nous avons eu plusieurs échanges au sujet de leur fanzine.  Il m’a appris, entre autres, qu’avant de le publier, Spirou avait modifié l’ordre des pages du fanzine, en plus de le censurer.  Ils ont en effet enlevé une fausse pub de recrutement pour la police, et l’ont remplacée par la lettre de présentation que les deux auteurs avaient envoyées avec leur copie de Pignouf.  Aussi, en remerciement pour mon article, il m’a envoyé l’une des quelques rares copies du Pignouf original qu’il possédait encore.  Celle-ci venait accompagnée d’un autre truc assez intéressant, dont je vous parlerai plus loin.  En attendant, poursuivons avec Silab:  

« Or, il se trouve qu’un salon de la BD se tenait à l’Université de Montréal à ce moment et que Peyo y était l’invité d’honneur. Nous, on y avait notre table de vente de Pignouf. À un moment, Peyo sort d’une salle de conférence et marche d’un pas pressé, entouré de gens, vers la sortie. Mais Charles réussit à s’approcher et lui offre gracieusement un exemplaire. Peyo s’arrête, survole les pages et dit tout de suite: «J’en achète dix!» C’est comme ça que Pignouf a commencé à circuler en Belgique. »

… Et que le rédacteur en chef, Thierry Martens, a fini par consentir à le publier.  Mais l’histoire ne s’arrête pas là.

« Deux semaines plus tard, nous recevions en courrier express une lettre signée Franquin et Delporte.  Ils nous expliquent dans leur lettre que le Trombone fera relâche pour deux numéros, et qu’ils ont pris des arrangements avec la rédaction de Spirou pour que Pignouf soit publié en remplacement du Trombone pendant ces deux semaines. »

Cette lettre, ou du moins une photocopie de, c’est l’autre truc assez intéressant que m’a envoyé Charles Montpetit avec sa copie de Pignouf.  Et la voici:


Deux p’tits québécois, se faire offrir de travailler pour Le Trombone Illustré, par Franquin lui-même, d’une lettre écrite et signée de sa main!?  Quel honneur!  

« Dans sa lettre, Franquin nous invitait à soumettre du matériel au Trombone, surtout sous forme de scénarios, si on en avait. Sauf que le temps que Charles et moi on commence à brainstormer, Spirou mettait un terme à l’aventure du Trombone, et c’en est resté là. »

La chose ne s’est donc jamais concrétisée.  Ce qui est arrivé, c’est que le projet de collaboration de Charles et Silab a fait partie des dommages collatéraux de la dispute historique qui a mis fin au Trombone.  

Selon le livre L’histoire de la bande dessinée pour les débutants écrit par Frédéric Duprat et publié en 2011, Franquin a écrit dans le Trombone un article dans lequel il «reproche à Thierry Martens, rédacteur en chef de Spirou, de  publier des articles sur des maquettes d’avions de guerre nazis.»  Un an et demi plus tôt, le 27 mai 1976, Franquin avait déjà exprimé sa façon de penser sur le sujet, via cette planche de Gaston dans Spirou 1987.



Apparemment, la mentalité antimilitariste de Franquin l’a poussé à se répéter dans le Trombone en mordant la main qui le nourrit.  Alors forcément, il a pris cette main sur la gueule lorsque Martens a réagi en mettant un terme au Trombone.

Que contenait donc ce fameux Pignouf, parodie de Spirou?  Les auteurs m’ont permis d’en publier quelques extraits, à condition que je ne mette pas tout.  Pour bien apprécier la chose, commençons par voir quel était le style de couverture de Spirou dans les années 1975-76.


À l’époque, Franquin mettait un petit dessin en bas à gauche de toutes les couvertures, où il y commentait l’image principale.  

Voici maintenant la version Charles & Silab.

Oui, c’est bien une caricature représentant Franquin en bas à gauche, dans un style de dessin étonnement similaire à celui du vrai Franquin.  

Pour le reste, voici des extraits, surtout des en-têtes de présentation.  Je me suis limité aux séries qui sont encore les plus connues aujourd’hui.

Ainsi, Les Tuniques Bleues deviennent…

Yoko Tsuno devient…

Tif et Tondu deviennent…

Sam (et l’ours) devient(nen)t…

Génial Olivier devient…

Papyrus devient…

Natacha devient…

(… et on dirait qu’elle et Parorus sont en train de tsé-veut-dire.)

Marc Lebut et son Voisin, La Ford T, devient…

Pauvre Lampil devient…

Sammy (Les Gorilles) devient…

Boule et Bill devient…

Durant cette période, Franquin traversait une mauvaise passe, parsemée de périodiques pointes de dépression, qui l’empêchaient de produire ses planches de Gaston.  Aussi, sous la bannière Coin du Classique, Spirou republiait de ses anciens gags,  provenant parfois de ses touts débuts.  Dans sa parodie, Simon Labelle pousse le côté « touts débuts » au maximum avec…

Un oeil curieux constatera que la bande séparatrice (signée Montpetit) contient d’amusants détails.

Sinon, ne pas avoir eu l’opportunité de faire partie du Trombone Illustré ne les a pas empêché de faire carrière en publication.  Simon Labelle est illustrateur et bédéiste, et on peut voir ses oeuvres sur simonlabelle.com . Et Charles Montpetit est romancier, scénariste, nouvelliste, et récipiendaire de nombreux prix pour son oeuvre.

La suite et fin de cet article JUSTE ICI.

A propos Steve Requin

Auteur, blogueur, illustrateur, philosophe amateur et obsédé textuel.
Cet article a été publié dans BD québécoise, European Comics, Parody/Hommage. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

12 commentaires pour Pignouf, le Spirou Québécois.

  1. Tu me donnes envie de défoncer les murs chez nous « juste au cas »! 😉

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  2. Charles Montpetit dit :

    Allo Steve,
    Je suis passé voir ce que tu disais sur Pignouf, et je te signale que les suppléments arrachés lors de la confection des albums du journal ont été reliés en album en 1980 (je l’ai – on voit même le pli central sur chaque page), puis réédité en 2009 (bedetheque.com/BD-Trombone-Illustre-Le-trombone-illustre-4676.html). On trouve un exemplaire de chaque édition dans le réseau des bibliothèques de Montréal.
    J’ai profité de ma visite pour jeter un œil sur ta série « Le Québécois dans la BD internationale ». Chapeau pour tes recherches! J’imagine que ce n’est pas fini, alors je me permets de suggérer quelques autres trucs notoires :
    – Les loups sont sur la piste, de la série Bob Morane de Forton et Vernes, paru en 1979 (bulledair.com/index.php?rubrique=album&album=bob-morane_lefrancq15);
    – L’or du Québec, de la série Les tuniques bleues de Lambil et Cauvin, paru en 1987 (senscritique.com/bd/L_Or_du_Quebec_Les_Tuniques_bleues_tome_26/472631#);
    – La belle province, de la série Lucky Luke de Achdé et Gerra, critiqué par Richard Langlois en 2004 (www.actuabd.com/Lucky-Luke-No72-La-Belle-Province);
    – La Mission, de la série L’épervier de Patrice Pellerin, paru en 2009 (fr.wikipedia.org/wiki/La_Mission_(bande_dessin%C3%A9e);
    – Colocs en stock, version québécoise officielle du Coke en stock de Hergé, paru en 2009 (lapresse.ca/arts/livres/bd-et-livres-jeunesse/200910/20/01-913272-colocs-en-stock-un-tintin-pure-laine.php);
    – La cire qui chante et Le cercueil de glace, de la série Les éternels de Meynet et Yann, parus en 2010 (actuabd.com/Les-Eternels-T5-La-cire-qui-chante).
    Côté blog-relié-en-livre, Boulet a fait plusieurs BD liées au Québec (la plupart avec un caméo de Zviane), dont :
    – 2006/07/13/tabarnak (repris dans le recueil Notes 2, p. 218)
    – 2009/06/24/tout-termine-par-une-bonne-bagarre (repris dans Notes 5, p. 182)
    – 2010/04/30/rythme-and-blues (repris dans Notes 6, p 150, le sujet étant en fait le blues)
    – 2013/05/08/sailor-zviane (le sujet étant en fait Sailor Moon)
    – 2014/03/16/basse-definition (le sujet étant en fait les connaisseurs en musique et en vin)
    – 2014/04/17/quebec-vite-vite-fait (sur les clichés québécois)
    Il y a aussi plusieurs Petits riens de Lewis Trondheim sur le Québec dans Mon ombre au loin (2009) et dans Un arbre en furie (2015), où l’arbre du titre se trouve « entre Hutchison et Durocher », et où il parle de « mouflette », même si je l’avais prévenu avant publication qu’ON DIT MOUFFETTE TABARNAK.
    Accessoirement, il y a aussi une présence québécoise dans au moins deux dessins animés liés à des albums :
    – l’épisode « Gamma Blorg » de Êtres étrangement bizarroïdes, adapté de la série BD Kaput et Zösky de Trondheim en 2005 (DVD disponible à la Grande Bibliothèque);
    – Turbo, créé par le studio Dreamworks en 2013, où l’idole de l’escargot titulaire est un Québécois (news.nationalpost.com/arts/movies/turbos-french-canadian-snail-was-based-on-former-pm-jean-chretien). Je suppose que ça vaut aussi pour l’album du film paru simultanément chez Hachette, mais je ne l’ai pas lu.
    C’est tout pour l’instant. Au plaisir,
    Charles Montpetit

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    • Steve Requin dit :

      Heureux d’apprendre que les Trombones débrochés des Spirous invendus sont devenus la première édition de leurs recueils. J’ai toujours cru que ça avait pris le bord de la poubelle ou du recyclage. Je viens de modifier mon article, à la lueur de ces nouvelles informations. Merci!

      Aussi, merci pour les suggestions, dont le 3/4 dont j’ignorais l’existence.

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      • Charles Montpetit dit :

        Encore un truc: l’énorme biographie de Delporte, Réacteur en chef, consacre deux gros chapitres au Trombone, où est entre autres reproduite une lettre d’Yvan au journal Graffito: « Je ne partage pas les opinions de Thierry Martens, ou en tout cas celles que parfois il affiche (…). Mais je ne suis pas plus d’accord avec les commentateurs de BD, ces ténias nourris du sang de nos petits journaux, quand ils évoquent les mânes de la zizanie manichéenne, quand ils m’opposent à Martens comme si on était les petits bonshommes de ces baromètres, vous connaissez, pluie et beau temps. Martens fait son boulot, moi le mien, et on n’est pas plus opposables que n’importe qui… »
        N’en déplaise à Frédéric Duprat, Charles Dupuis résume probablement le mieux quel était le problème dans un autre passage de la biographie: « Ce n’était pas un problème de cohabitation. C’était plutôt un problème d’ordre financier: le Trombone représentait un investissement mais il n’avait pas fait monter les ventes du journal. » Et Franquin d’ajouter: « Charles Dupuis a été très courageux de publier le Trombone, car il était convenu qu’il ne s’occuperait pas de son contenu. [Or, Delporte] avait eu l’idée d’un article intitulé « Devenez riche en créant une religion. » Charles Dupuis est tombé dessus et a dit : « Ça je n’en veux pas! » [Après d’autres incidents du genre,] on s’est rendu compte qu’on ne pouvait pas écrire en toute liberté, et devant le piètre résultat du Trombone auprès des lecteurs, on a décidé d’arrêter. »

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  3. Christo L'Hiver dit :

    Un article d’une page a été reconsacré à Pignouf dans Spirou. Cet article a forcé beaucoup plus sur l’aspect critique de Pignouf sur Spirou a un point que je ne croyais pas cela possible (je peux te scanner la page au besoin, c est une lecture intéressante).
    À propos des deux auteurs, n’ont-ils pas eux-même eu une courte série de gags dans Spirou, « Dinguement vôtre » je crois?

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    • Charles Montpetit dit :

      Désolé, mais… non. Si je me fie à bdoubliees.com/journalspirou/series2/dinguementvotre.htm, c’étaient des nommés Froidmont et Boccar (ok, il y a un « mont » là-dedans mais c’est le seul point commun). Pour l’article sur Pignouf, je peux avoir un scan moi aussi? On peut me rejoindre à cmontpetit(arobas)hotmail.com.
      Et comme je le disais jadis à Steve, il me reste deux ou trois copies du Pignouf photocopié original au prix de l’époque (1$ + frais de poste). Ceux que ça intéresse peuvent m’écrire à l’adresse ci-dessus.

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      • Steve Requin dit :

        Ha! Ha! Je peux corriger le premier message et effacer les suivants. 😉

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      • Tori dit :

        J’aurais été intéressé, mais habitant en France, les frais d’envoi seraient peut-être un brin élevés…
        Tant pis.

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        • Charles Montpetit dit :

          Je viens de vérifier: le coût total de l’envoi (99g incluant un carton de protection) est 3$ au Canada, et 6$ à l’étranger, soit 4,1 euros. On peut m’écrire au 3013 Holt, Montréal H1Y 1R2. La maison accepte les mandats, les virements, l’argent américain et les lingots d’or.

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          • Tori dit :

            Merci de la réponse… ça n’est pas si élevé, finalement. Il faut que je me renseigne auprès de ma banque : je n’ai jamais fait de paiement hors zone euro.

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